l'année charnière...


Depuis plus de dix ans l’industrie du vêtement perd des emplois. Un emploi sur trois a disparu depuis 1978. Dans la même époque les effectifs du commerce se sont accrus de façon notable: le développement du succursalisme, des franchises, de la distribution de périphérie compensant sans doute facilement les pertes d’emploi de l’industrie. 1990 commencé depuis 3 mois nous fait pénétrer directement dans une décennie qui risque fort d’amplifier encore un peu plus ce phénomène.

Est-ce regrettable ou est-ce une opportunité ?

Je voudrai justifier cet article par une citation de Peter Drucker référence indiscutable du management mondial: “ Quiconque prétend agir sur l’emploi plutôt que de s’occuper du consommateur est un politicien pas un économiste…”. La fonction première des entreprises étant l’économie, il me semble intéressant aujourd’hui de se poser quelques questions sur un des facteurs clés de réussite d’entreprises du marché du vêtement: l’accès au marché, l’accès direct aux consommateurs.

J’ai toujours préféré parler d’économie, de développement et de marché plutôt que de politique. Aussi, cette introduction est destinée à situer le débat que je vous propose: 1990, année charnière, année du passage obligé des marques et des producteurs à la distribution.

Voyons dans l’analyse ce qui m’entraîne, moi qui suis sans doute l’un des plus fervent partisan du développement des entreprises à l’intérieur de leur savoir-faire, à me prononcer aussi radicalement.

Il est important de se mettre d’abord d’accord sur la définition d’un savoir-faire. Qu’est ce qu’un métier, un savoir-faire? La manière la plus simpliste est de décrire le métier comme l’exercice d’un travail manuel. Je fabrique des vêtements, donc mon métier, mon savoir-faire c’est fabricant de vêtements… L’autre plus subtile est de définir le champ d’action, le territoire dans lequel l’entreprise va se développer: j’ai une usine de vêtements d’homme, mon métier est (par exemple) l’accessoire de mode pour homme, etc… Les exemples de bonne définition de métier sont peu nombreux. C’est un vrai sport que de parvenir à découvrir le savoir-faire que l’on détient véritablement, et le métier réel dans lequel on évolue. De cette analyse dépend bien souvent la réussite rapide ou au contraire l’enlisement dommageable. Dans le premier cas, il est souvent facile de dire… après: “ C’est normal ils avaient justement le bon produit”. Ou au contraire, avec un brin de dédain “ ils se sont plantés sur le produit”. La légende qui persiste et qui affirme que ce marché est guidé par la seule connaissance et la bonne compréhension du produit physique me parait désuète et dangereuse. Pour moi, “l’esprit”, “la substance” sont devenus beaucoup plus importants que le produit; aussidans les deux cas, réussite ou échec, le vrai responsable est la réponse juste ou fausse à la question: “quel est le savoir-faire véritable de l’entreprise, fonctionne-t-elle dans son vrai métier?”. Et non: a-t-elle un bon produit.

Si après ces quelques lignes, vous en arrivez à la conclusion que votre métier c’est la fabrication de vêtements, et exclusivement cela, cet article n’est pas écrit pour vous. Si c’est votre voie, il est probable qu’il va vous falloir beaucoup d’investissements matériels dans le futur pour pouvoir vous placer à pied d’égalité avec les pays à main d’oeuvre réduite. Demain encore, un salarié français coûtera aussi cher que 4 salariés portugais, 8 salariés marocains ou 25 ouvriers chinois.

Mais je suis sûr, qu’avec beaucoup de matière grise et d’objets en “ique” robotique, informatique etc… c’est possible. Pourtant plus aucun des facteurs traditionnels de la production, matière première, travail, capital, ne détermine plus vraiment aujourd’hui la compétitivité. Ces facteurs, matière, main d’oeuvre, machine, (à part quelques exemples de “dernier sortant” dans quelques spécialités) ne confèrent plus beaucoup d’avantages dans la concurrence. Les vrais avantages sont ailleurs depuis quelque temps déjà: créativité, imagination, spécialisation, segmentation, communication, réponse rapide au marché…

Il paraît difficile, voire incongru d’aborder des réflexions sur la décennie 90 sans s’intéresser à la place que tient la distribution.

Les prévisions générales des années 80 sur la mort du petit commerce sont certainement en passe d’être vérifiées. Mes analyses récentes du détail indépendant m’amènent à publier certains chiffres définissant assez bien l’étendue des dégâts causés par plusieurs décennies de croissance des succursalistes, plusieurs décennies de croissance du commerce de périphérie, cumulées à plusieurs décennies d’immobilisme ou de décalage vis à vis du public, d’un grand nombre d’indépendants isolés. Indépendants vraiment isolés, non regroupés dans des structures de centrales. Sur 2000 magasins indépendants analysés dans des villes de plus de 30 000 habitants hors banlieues, seul un magasin surquatre est situé dans des quartiers de ville “commerçants”. Deux magasins sur trois sont de conception traditionnelle, et un magasin sur deux est un magasin ancien. A peine 1% d’entre eux peuvent être qualifiés d’avant garde. Mieux, 20% des magasins pratiquent la vente extérieure, imitant en cela les succursalistes populaires. Ce qui est dommage c’est que seuls les produitsde l'habillement utilisent encore cette technique de vente dévalorisante, avilissante pour les produits répandus comme des objets sans valeur. A part les légumes, il n’y a plus guère d’autres produits qui se proposent sur le trottoir.

Mais c’est bien connu que le vêtement doit être traitée comme un produit frais; peut-être plus d’ailleurs …dans l’esprit que dans la forme!

Il serait inconvenant de généraliser à partir de ces observations, mais ces observations sont bien réelles et faites dans les plus grandes villes françaises. Là ou plus de 70% du commerce de l’habillement de la personne se fait. Le commerce indépendant actif ou regroupé, modernise, lui, ses méthodes commerciales et est maintenant, j’espère, prêt à développer de nouveaux concepts de distribution plus aptes à séduire une clientèle qui grâce à nos multiples chaînes de télévision est informée, moderne, ouverte sur le monde, prête à succomber à tout ce qui est nouveau, beau, confortable, élégant.

Les succursalistes et chaînesont eu leur heure de gloire. Leur croissance a été fantastique. Peu de villes, peu de choses leur ont résisté. Ils ont transformé le marché du vêtement dans les centres villes et les centres commerciaux de façon remarquable. Là où ils se sont installés, peu de commerçants indépendants leur ont tenu tête. Leur concurrence est telle que depuis longtemps, ils ne sont plus concurrents qu’entre eux. Tellement concurrents qu’ils en oublient presque ce qui a fait leur force: le public. Mais aujourd’hui, les enseignes se suivent et se ressemblent. On se vend, on s’achète, on redistribue les cartes, mais globalement l’offre reste un peu la même. La multiplication des concepts inventés dans les années 75 est courante. Le résultat semble évident: on ne sais plus très bien chez qui l’on se trouve. Par contre, a une période de tout “sans marque” pour pouvoir différencier les produits, est en train de succéder une période de “tout avec marques”.

Pas une enseigne succursaliste qui n’ai envie de telle ou telle marque nationale. Et si elle ne peut pas l’obtenir, elle en crée une copie. Je lisais dernièrement un ouvrage traitant des difficultés d’IBM et un passage me semble assez bien convenir à la place que tiennent les succursalistes dans ce métier de la chaussure. Je cite l’auteur, Mac Kenna: “Je dis souvent que ce n’est pas la grandeur qui détruit les entreprises, mais la mentalité de la grandeur. La réussite et la taille favorisent le développement d’une culture arrogante, qui rend les entreprises aveugles aux véritables besoins des clients et à l’émergence de concurrents” et il conclue: “Le grand obstacle au progrès, ce n’est pas l’ignorance, mais l’illusion du savoir”.

Depuis maintenant deux ou trois ans, les villes accentuent leurs transformations, les villes changent, le commerce bouge se spécialise, se segmente et se restructure. Bien entendu, en périphérie la guerre des prix fait toujours rage. Pour combien de temps encore? Et cela intéresse-t-il vraiment les producteurs Européens développés?

La masse financière globale qui se dirige vers les centres villes est maintenant plus importante que celle qui se dirige vers les périphéries. Rénovations, Opérations immobilières etc…Un sondage effectué dans quelques municipalités le confirme: le mouvement de balancier est revenu vers le cœur des villes. Là où on achète avec recherche et plaisir. Las de la consommation à outrance. Las des magasins avec un choix tel que l’on ne sait plus quoi choisir. Las des magasins d’où ne se dégagent aucune spécialisation, aucun concept, et où lamultitude de modèles veut prouver que l’on offre du choix.

J’ai passé quelques derniers samedi à observer à Paris, en province les mouvements de consommateurs en centres villes. J’ai été étonné de voir la différence d’affluence entre les magasins d’habillement, et les magasins de chaussures, succursalistes et détaillants. Quelque soit le niveau de prix! Il ne s’agit pas d’une étude scientifique, simplement de l’observation: il y a globalement plus de monde dans les magasins d’habillement que dans la chaussure. Les magasins sont plus petits, plus spécialisés, plus modernes, plus humains, certes, mais est-ce suffisant? Qu’est qui rend plus attirant une boutique d’habillement qu’un magasin de chaussure.?

Il me semble, que notre marché, le marché de l’habillement, des accessoires de mode, des produits liés au comportement vestimentaire de la personne soit tellement complexe, contradictoire, multiforme, que le public, nous, vous, ne savons plus très bien comment orchestrer nos achats. Les dernières études sur les comportements d’achat l’expliquent assez bien: nous sommes inquiets, pas rassurés lorsqu’il s’agit d’effectuer un achat quelque soit sa valeur. Ou la dépense est instinctive, irraisonnée, instantanée, ou bien elle doit être investissement, sécurité. Théodore Levitt, dans «L’imagination au service du marketing», l’exprime parfaitement: «Plus le marché et complexe, plus il a de contenu immatériel, plus sa maîtrise prend du temps, plus l’attente du client est grande. L’attente, voilà ce qui guide les décisions d’achat; n’allez pas croire que ce soit le produit.»

Dans les magasins d’habillement, (qui ont vous remarquerez, un âge beaucoup plus récent en général que dans la chaussure), il me semble que la réponse à l’attente du client est plus évidente:l’offre est généralement concentrée et claire. Car seule une offre concentrée et claire peut permettre de rassurer aujourd’hui les individus qui achètent en centres villes. Centresvilles de villes moyennes et de villes importantes.

Pratiquement, les seuls magasins de chaussures où l’on retrouve cette concentration et cette clarté sont les magasins de haut de gamme ou les magasins de marques de fabricants.

En récapitulant un peu mon propos, il me semble important de rappeler qu’il ne faut pas limiter le «métier» d’une entreprise de la chaussure à la seule fabrication ou à la seule sous-traitance. En second lieu, j’ai tendance à affirmer que le détail indépendant traditionnel a souvent régressé voire disparu dans les centres des grandes villes au détriment des succursalistes. C'est dommage, car ce circuit est sans conteste le seul circuit capable de continuer à écouler les productions françaises à des niveaux de prix intéressants pour toutes les parties.

Je crois qu’il est de l’intérêt des commerçants d’accepter qu’une marque, une vraie, tente de séduire les clients du magasin. C’est préférable plutôt que de les voir acheter des produits banalisés, sans contenu, sans avenir. De toutes façons, il faudra bien un jour que ces détaillants acceptent l’idée que leur avenir est d’être des boutiques multi-marques et pas multi-modèles. Ils retrouveraient là leur vraie vocation: conseiller utilement leurs clients. Plus les marques sont fortes et aimées du public, plus ils en retirent avantages.

Les PLV. Une bonne représentation d’une marque dans une vitrine est quelquefois un excellent moyen pour apprendre à connaître la distribution. La PLV parle au public de votre produit. Il est impératif de ne pas négliger la qualité du message transmis. C’est du métier de publicitaire, pas de photographe ou d’imprimeur local; sauf si c’est un génie.

Il existe bien d’autres façons encore d’aborder la distribution pour un fabricant. Je n’ai dans ces lignes que tenté de vous convaincre et non de donner des solutions. Ca, c’est mon métier. Ecrire est mon plaisir.

le 3 mars 1990