les convulsions d'un marché
La lecture du dernier numéro de l’Expansion est réjouissante: enfin, la croissance repart après quelques années de panne. Le Journal du Textile est lui aussi plutôt encourageant: “Embellie en vue pour le textile-habillement”. L’Insee au terme d’une enquête bi-bimestrielle auprès du commerce de détail y va de son enthousiasme calculé: “Réanimation prévisible des achats textile des ménages”.
Pourquoi le secteur "chaussure" est-il toujours aussi dépressif. Toujours lié aussi fortement et presque exclusivement aux conditions climatiques. Semaine après semaine, l’éditorial de Phillipe Gilles attire l’attention. Témoins des convulsions de ce marché, nous échangeons souvent nos points de vues, et toujours les mêmes thèmes reviennent: le décalage général de ce marché avec les attentes de fond de la consommation. Le décalage avec les besoins qualitatifs d’environnement. Le décalage avec les nouvelles tendances du marketing.
Et pourtant les exemples de marchés en difficultés dans le passé qui revivent à nouveau ne manquent pas: le bois, l’horlogerie, le téléphone, la maroquinerie, les voitures, les bas et collants, le vélo, l’enfant… autant de secteurs dits en déclin à un moment et qui aujourd’hui développent des marchés actifs. Pour tous ces exemples, les points communs sont l’innovation et la valeur ajoutée.
L’un des faits extraordinaire de ce métier est sa constante paupérisation*, son incessante attraction vers le bas, vers les prix. J’écrivais un jour, que continuer à proposer des produits de moins en moins chers était sans doute pour cacher des manques cruciaux d’innovation, de création, ou de stratégie segmentée… L’article de Guy Puiservert, repris dans CTC Entreprise ne dit-il pas la même chose lorsqu’il parle de “dévalorisation du produit, de mise sur le marché de masses anonymes et monotones, de marchandises jetées en vrac sur d’avilissants tréteaux” Oui, le délégué du Syndicat National du Commerce a raison, l’ensemble de la distribution, à commencer par les succursalistes se doit de démontrer que la chaussure est autre chose qu’un objet banal et utilitaire. Il faut séduire re, il faut maintenant R-E-V-A-L-O-R-I-S-E-R !
Les thèmes publicitaires des deux principaux groupes de distribution français: “Il faudrait être fou pour dépenser plus” et “Tout va bien” sont des témoins extraordinaires de leurs stratégies respectives, mais il ne faudrait pas imaginer que ces thèmes traduisent à eux seuls la globalité du marché surtout qu’ils sont pour une grande part en contradiction avec la représentation que donnent les magasins de ces enseignes.
Un message tel que “il faudrait être fou…” s’adresse aux décalés, aux égocentrés qui principalement dépensent pour la frime, le look, et recherchent plutôt les souks ou les puces,et sans doute pas les magasins qui présentent des murs mornes de linéaires, véritables labyrinthes, parcours du combattant moderne. Et que penser de l’effet d’un tel message sur les autres clientèles potentielles qui attendent eux plus de calme.
A l’opposé, lorsque un autre succursaliste affirme “Tout va bien” avec un ton d’équilibre de paix et de recentrage, même si sociologiquement ce message est attendu, il est en contradiction forte avec les dizaines de magasins sans différenciation, proposant aussi des murs de chaussures, sans choix véritable ou des présentoirs solderie permanente des fabricants moyen de gamme du monde entier.
Le libre choix, gloire des années 70 époque où la recherche de liberté était une priorité, et le libre service étaient la règle immuable de présentation des produits. Combien de magasins sont encore organisés autour de ce concept vieillissant. A-t-on encore aujourd’hui envie d’acheter lorsque le message du magasin est: “Venez chez moi, j’en montre plus que les autres”. Ou “Cherchez, tout est exposé” Quand va-t-on abandonner dans les magasins de centre ville, cette méthode dévalorisante de vente, même plus adaptée aux méthodes des discount de périphéries.
Soyons clairs, le métier de la distribution des chaussures est compliqué car il ne permet pas toujours de vendre autre chose, d’autres valeurs, que le produit nu. Est-ce une raison pour le déshabiller encore plus. Il me semble qu’une des anciennes fonctions du commerce était de mettre en valeur des produits même lorsqu’ils n’avaient pas toutes les vertus attendues. Pourtant, la distribution des chaussures semble fonctionner sur un autre registre aujourd’hui: lorsque le produit est convenable, lorsqu’il a un marché clairement défini, au lieu de le “médiatiser”, de le “stariser” on le plonge dans la confusion en l’entourant d’erzatz, de copies, un peu moins belles, à peine plus chères, à peine moins chères.
Où en sont les règles fondamentales de stratégies des produits, les règles d’établissement de gammes, les plans de marketing. Tout est sensibilisé autour de plans de collections axés essentiellement autour de critères techniques de production. Pas de concepts de styles de vie où si peu, pas de spécialisation consommateur évidente. Les structures de gammes ne semblent pas adaptées aux générations qui consomment “fort” aujourd’hui. Toujours cette fantastique idée que seul le produit peut déclencher les envies.
La qualité de l’environnement des produits est devenue prioritaire, mais bien souventabsente des magasins de chaussures moyens et bas de gamme. (pour plus d’une personne sur trois la qualité de l’environnement est le facteur décisif de fréquentation d’un magasin) Les nombreux exemples de réussite dans l’habillement mettant en priorité cette qualité de l’environnement devraient nous éclairer.
Cet environnement du produit concerne deux points, d’abord la “forme” le magasin, son style ses vitrines son ambiance, ensuite le “fond” son personnel, ses méthodes, ses compétences, son positionnement.
Depuis deux ans, j’ai pu analyser le commerce des vêtements de deux cent villes françaises. La structure du commerce de l’habillement est résolument “spécialiste marché” alors que la structure du commerce chaussures est toujours pour sa plus grande part “spécialiste tout produits”.
Family-stores dit-on pudiquement. L’on peut comprendre parfaitement ce souci de non-spécialisation dans les petites villes où il faut “ratisser” large. Mais ailleurs? La spécialisation sur une gamme de prix peut-elle suffire? Oui à condition de ne pas dupliquer trop longtemps des méthodes qui ont fait leurs preuves dans le passé. Se contenter de construire un concept de magasin, sur la base de valeurs issues des années d’expansion (1975, “les activistes”, la réussite, la gagne…) types de comportements en diminution constante est une erreur stratégique induite par le refus de l’innovation.
Dans l’analyse de la qualité de l’environnement des magasins de chaussures, on peut schématiquement décrire quatre types de magasins à option claire et à marketing plus ou moins affirmé mais qui sont la suite de schémas commerciaux inventés il ya plus d’une décennie:
les “créatifs” - souvent féminins ou spécialistes enfants, de gamme de prix moyenne ou sensiblement élevée, plutôt modernistes, les axes de service principaux sont souvent la praticité et la connivence.
Le second groupe important en nombre de points de vente est celui qui est la référence du commerce chaussure (détaillants et surtout succursalistes): les “activistes”. C’est le règne du verre fumé, des grandes vitrines profondes, de la moquette et de l’alu anodisé. Les consommateurs qui étaient intéressés par ce style de magasin sont ceux qui ont sans doute le plus changé de comportements d’achats depuis 5 ans. Le parc de magasins dans ce segment est plus qu’à saturation: Plus de 33% des magasins de centres villes (de grandes surfaces plus de 120m2) pour moins de 15% de la population!
Le troisième groupe important de magasin est “les utilitaires”. On n’achète plus guère chez eux que lorsque l’on a besoin. Beaucoup de magasins de quartiers, excentrés, sur le déclin. Une clientèle d’habitués qui viennent encore y rechercher une sécurité du “spécialiste” De nombreux magasins qui croient encore aux vertus du déballage accrocheur. Beaucoup de pantoufles, des tennis, des moon-boots, des fins de séries, des modèles d’un autre âge, des panonceaux désuets… En général les détaillants ou succursalistes de ce groupe additionnent tout ce qui pourrait permettre de s’en sortir: les prix, les marques, l’étendue des gammes, des produits, les promotions …sans grand succès. Car là aussi, il y a plus de magasins que de clientèle potentielle.
Enfin, le quatrième groupe “les respectables”, des boutiques ou encore des succursalistes, souvent haut de gamme, spécialisés prix/âge/standing. Les vrais spécialistes aujourd’hui, ils bénéficient en plus de la tendance lourde au conservatisme. On effectue chez eux les achats valorisants et on aime y trouver les marques de notoriété sécurisantes.
Aces quatre groupes principaux segmentant la distribution en centres ville, il faut ajouter les “opportunistes”, ceux qui analysant l’état du marché développent la chaussure à coups d’opportunités soit de style: souvent des magasins d’habillement, et ceux qui, eux la développent à coup d’opportunités de prix: les discount-haut de gammes-de centres villes. Ces deux sous-groupes sont sans doute les plus actifs, d’eux émergent de nouvelles formes de commerce. Ils ne vendent pas, ils “zappent” passant constamment d’un produit à l’autre, d’une marque à l’autre. Peu de produits, mais des concepts clairs. Pas de réserve mystérieuse d’où la vendeuse ressort avec un navrant “Repassez la semaine prochaine, on doit recevoir votre pointure…”
Trop tard …bien sûr!
A l’extérieur des villes, le jeu est évidemment plus clair. Les hypers et supermarchés gagneront forcément dans la plupart des cas. Contrairement à ce qui se dit, ils ont d’autres attraits que le prix. Aucun doute la dessus. Simplement le temps de savoir-faire. Les discount de périphéries cumulent-ils aujourd’hui en chaussure autant de surface que la totalité des rayons chaussure de la grande distribution. Sans doute oui, mais ont-ils autant d’avenir même très immédiat s’ils n’ont pas d’autre service que le prix, toujours le prix? Conçus à l’origine pour satisfaire les consommateurs en recherche de “bonnes affaires”, ils sont peu à peu devenus des solderies permanentes servant à écouler les surplus de production ou les “invendables”.
Depuis de longues années, homme de marketing qualitatif plus que quantitatif, je me bat contre l’existence du français moyen, qui achète des produits neutres à prix moyens. Est-ce à dire que le milieu de gamme n’existe plus? Bien sûr que non, mais il diminue et ce qui diminue c’est l’attrait pour des vêtements de qualité moyenne à prix abordables dans des magasins neutres.
Pour reprendre les chiffres cités dans un article paru récemment: “Monsieur Dupont a rendu l’âme…”Le marché du sommet en progression représente aujourd’hui plus de 20% alors que le segment médian diminue chaque année. La voie vers une ”société à deux vitesses”? Jean Boubel directeur de l’Institut BBA décrit: “Les riches ne sont plus seuls à consommer des articles chers, de la même façon qu’ils n’hésitent plus eux mêmes à acheter des produits bas de gamme. On assiste à un étranglement de la classe moyenne…” Bien que nouvelle philosophie stratégique en France, les meilleurs spécialistes mondiaux du marketing décrivent l’apparition du système de la consommation en “sablier” depuis 1983 !
Contrairement à des opinions démontrées au moyen de statistiques quantitatives prouvant l’existence d’un marché du prix moyen actif, il est préférable de situer son domaine concurrentiel ailleurs que dans le milieu de gamme; et je dis moi plutôt: vive les chaussures pas chères, mode, dans des magasins actualisés, créatifs, dans le coup mais aussi vive les chaussures de plus haut de gamme dans des magasins organisés autour de concepts et de marques signifiantes! Les deux segments se nourrissent de créativités différentes: dans un cas il s’agit de créativité de style, dans l’autre de créativité de concept ou de produit.
Venons en au troisième point que je souhaite développer après la qualité de l’environnement et les tendances de la consommation, les réseaux de magasins.
Le lancement par le CTC et Arbell du prix “Les Performances du Détail” a comme objectif la démonstration de l’intérêt qu’ont les magasins et les producteurs de proximité à s’entendre, pour une valorisation de leurs produits et de leurs services. Plus de 66% des ventes des détaillants sont réalisées avec des produits dont la fabrication est assurée à moins de 1000 kms de chez eux.
Près de 50% des ventes des fabricants français aboutissent dans le canal “détail”. Un marché en déclin dit-on, mais quel poids pour les producteurs !
Le succès actuel de l’habillement masculin réside dans la capacité des producteurs, mais aussi des commerçants à concevoir de nouveaux concepts de produits/distribution: Façonnable, Crémieux, H.Cottons, M.Fucks, Parralax, Status, etc…
L’habillement enfant est lui aussi moteur et de nombreuses réalisations et réussites font réfléchir: Jacadi, Petit Boy, Z, …
En féminin, de nombreux détaillants ont réussi à imaginer un positionnement astucieux et ont créé de mini réseaux autour de quelques marques très ciblées. En junior les exemples sont encore plus nombreux… Creeks, Chipie, Chevignon, …Dans tout ces exemples, très peu de “touche à tout”, mais de vrais spécialistes de marchés. Ce qui à part quelques exceptions très connues est rarement le cas dans la chaussure.
Dans notre métier, les entreprises sont généralement en conflit du type fabricants contre distributeurs, et ces conflits sont stériles car ils ne permettent pas d’additionner les compétences pour convaincre le marché. La compétence du fabricant est de développer un bon produit (le développement de bons modèles est de la compétence du styliste…) d’en trouver le meilleur positionnement possible, et de mettre en place des moyens de promotion qui vont le faire désirer. Sa compétence est aussi de synthétiser son “offre” et de ne plus développer des collections inflationnistes en contradiction avec les attentes du marché.
Celle du commerçant est de convaincre des individus de rentrer dans son magasin, environnement rendu adéquat pour la rencontre entre le client potentiel et le produit. Le magasin est un endroit “magique” dans lequel, la sensibilisation au prix est toujours inversement proportionnelle aux services apportés en termes d’assortiments, d’informations, de situation, ou de services liés plus directement au produits.
A chacun sa magie il est vrai. Pourtant, cette magie-spécialisation ne peut plus être hermétique car, pour être plus efficaces, ces deux spécialisation maintenant se complètent, comme c’est le cas dans d’autres marchés. Les producteurs qui bénéficient de marques fortes se doivent d’avoir accès directement au public en association avec des commerçants indépendants, regroupés, succursalistes ou avec la grande distribution. Les distributeurs ont l’obligation de ne plus détruire les producteurs de proximité en pesant de tout leur poids sur les prix et en oubliant les avantages économiques et stratégiques de cette proximité. Les uns et les autres sont confrontés à un marché qui ne réagit plus uniquement à leurs propres expériences mais qui nécessite d’appuyer les forces des uns sur les forces des autres. C’est ce que j’appelle les réseaux de concepts: à partir d’une idée innovante, développer un réseau de magasins, en associant commerçant et fabricant D’autres voies sont salutaires pour la distribution des chaussures, mais le dénominateur commun aujourd’hui est de S-P-E-C-I-A-L-I-S-E-R : produit, prix, ou marché.
Le titre choisi pour cet article : “Convulsions” apparaîtra sans doute fort et peut-être pour certains inadapté. Fort j’en conviens car heureusement, des secteurs entiers de la distribution fonctionnent parfaitement et ont compris depuis déjà longtemps que l’immobilisme était le contraire du dynamisme. Par contre lorsque l’on propose comme points majeurs de revalorisation d’un marché: la qualité de l’environnement, le rejet de la consommation moyenne, le cumul des forces en réseaux d’idées, on peut véritablement parler de début de convulsions, car ces trois points sont pour le marché français de la chaussure en contradiction avec son histoire récente.